La fille de Villefranche-de-Rouergue
Rien qu’une femme, de Francis Carco, 1925.Rien qu’une femme paraît en 1925, sans mention d’éditeur. Tiré à 276 exemplaires, il constitue la quatrième édition, mais la première de luxe, d’un roman paru en 1921 chez Fayard. Francis Carco y raconte, à la première personne, l’initiation sentimentale et sexuelle d’un adolescent, Claude, entre sa mère qui le bat mais l’aime à sa façon, et les petites bonnes de l’hôtel familial. Sa première expérience amoureuse, entre les bras d’une jolie servante, Mariette, le déçoit :
Mais très vite l’adolescent se met à apprécier la soumission de cette fille qui se prête avec docilité à toutes ses fantaisies. Lorsque le débauché local, un greffier nommé Monsieur Fernand, lui prend Mariette, le narrateur découvre les charmes douteux des prostituées locales :
Le jeune homme commence « à fréquenter les filles et à leur demander des plaisirs qui ne |lui] , au début, aucune de [s]es anciennes jouissances. » S’il plaint leur sort, il s’avoue excité de les savoir « soumises d’avance à tous les vices, patientes à les flatter, à les admettre, à les soulager et satisfaites quand elles y avaient réussi. » Et puis il se découvre attiré par l’idée qu’elles font de lui « quelque chose comme leur semblable et, peut-être, plus répugnant. » Devenu, sans oser se l’avouer, le maquereau de Mariette, il jouit de « cette malsaine et voluptueuse sensation de ne pas être seul à lui donner tous ses plaisirs », jusqu’au jour où elle lui sera enlevée par un plus rusé et cynique que lui, son propre père. Comme dans Les Innocents, Carco livre, avec impudeur et une franchise qui n’est pas exempte de masochisme, un pan de sa vie. Ce sont les souvenirs de son adolescence à Villefranche-de-Rouergue qui nourrissent le roman. Les coups, ce sont ceux qu’il reçoit de son père quand il prétend vouloir devenir artiste et racheter « des générations de bourgeois, d’épiciers ». Mariette, c’est Olympe, la petite bonne de ses parents. Pour la première fois il écrit à la première personne.:
La réalisation du livre est supervisée par Carco lui-même. Ce n’est pas la première fois, ni la dernière, qu’il est son propre éditeur. On peut citer L’Ami des filles, ou Chas Laborde commenté (1921), L’Amour Vénal, illustré par Vertés (1926), ou Perversité, orné d’eaux-fortes de Dignimont (1927). Francis Carco se souvient du temps de sa jeunesse, où il travaillait à l’imprimerie de son ami Bernouard. Chas réalise 19 eaux-fortes dont 16 sont retenues et mises en couleur. Il donne à Claude un peu de la veulerie du protagoniste de La Belle Journée. Il en fait un personnage passif, toujours représenté couché ou assis. Deux images où il était debout sont écartées. Mariette, elle, a la beauté solaire des héroïnes de Chas : blonde, voluptueuse, callipyge… Elle semble rêveuse quand elle repasse. Et, perchée sur un escabeau, cueillant des cerises, elle rayonne dune sensualité innocente. Mais lorsque ce jeune animal se transforme en dame, avec rang de perles et coiffure ondulée, et trouve naturellement sa place derrière la caisse du café que lui paie le père de Claude, Chas la relègue à l’arrière-plan. Elle ne l’intéresse plus. L’artiste ne nous cache rien de la misère sordide des putains qui attendent le client, assises sur le seuil de leurs cellules, au sol de tomettes rouges, aux lits en évidence. Des scènes que l’on retrouve dans tout le Sud, à Toulouse, Nice ou à Marseille, et qu’il a vues en compagnie de Pascin.
Des putains mafflues, demi-nues, sont là, offertes dans leurs petites boîtes ouvertes sur la rue. L’une d’elles fait un clin d’œil à l’artiste. Le commerce de la chair est un commerce comme les autres, qu’on ne cherche pas à dissimuler. Une prostituée fait un clin d’œil à l’artiste, qui dessine une écolière en sarrau noir. Elle le regarde droit dans les yeux, tandis que derrière elle se tient un petit enfant en chemise, cul nu. Plus haut sur l’échelle de la profession, voici les trois filles que le greffier fait venir pour ses débauches. Elles tuent le temps au café en jouant aux cartes. Autre forme de prostitution, les chanteuses qui se produisent sur la scène des cafés concerts et acceptent volontiers de boire ensuite, et plus si affinités, avec les plus riches de leurs admirateurs d’un soir. Chas s’amuse à dessiner les doigts boudinés du pianiste, l’écolier qui applaudit et le bourgeois au premier rang qui adresse des clins d’œil à la belle Léa. Le livre est imprimé, en septembre 1925, dans l’atelier des éditions La Roseraie, créées et dirigées par Madame Chauvière, sœur du graveur Roger Lacourière. Le livre est signalé comme épuisé au catalogue de la Roseraie dès la fin de l’année. Pour L’Ami du lettré, c’est « le meilleur Chas Laborde, très près de ce que fait Carco. » Le critique Raymond Hesse est tout aussi enthousiaste:
Rien qu’une femme est tiré à 276 exemplaires; 1 sur Japon ancien (1); 15 sur Japon impérial (2-16); 60 sur Hollande (17-76); 200 sur Vélin de Rives (77-276). Ces derniers sont vendus au prix de 300 fr.
|