La fille de Cologne.
« Berlin-Munich… et retour », Le Rire, n°163, 18 mars 1922.En mars 1922, Le Rire publie un numéro spécial « Berlin-Munich… et retour », vendu au prix exceptionnel d’1 franc, Il se compose de « notes de voyage de Maurice Dekobra », qui incarne la modernité cosmopolite, l’homme toujours entre deux trains, deux paquebots, bientôt deux avions, et de « dessins d’après nature de Chas Laborde. » pour la première fois, Chas est présenté comme un dessinateur-reporter. Leur voyage emmène les deux hommes à Francfort-sur-Main, Cologne, Essen, Berlin et Munich. Le dessin de couverture, superbe, synthétise la dualité de la société allemande : devant des affiches colorées pour les lieux de plaisir berlinois, la Scala, le Nelson, le Frou Frou, un ancien combattant mendie accompagné de son épouse et de ses trois enfants. L’homme émacié joue de l’accordéon. Chas met dans sa bouche les mots d’Ernst Moritz Arndt, opposant à Napoléon et auteur de chansons patriotiques :
L’ironie, évidente, est à double détente. Ce malheureux, Chas l’a croisé dans la rue, qui venait des allumettes pour survivre. Le dessin n’exprime pas la joie de voir l’ennemi abattu mais plutôt l’empathie pour une des victimes de cette guerre absurde. Que voit Chas en Allemagne ? La rue est animée. La politesse veut que les messieurs se tirent le chapeau en se penchant en avant. Chas note les nuques raides et rasées, les uniformes portés avec fierté. La révolution spartakiste a échoué et les Sicherheitspolizei, les flics berlinois, dans leur nouvelle tenue, tiennent le haut du pavé. Mais la foule est bienveillante. Une jolie gamine blonde lance une œillade au dessinateur, qui se fait aussi draguer par un élégant efféminé.
Munich lui laisse surtout le souvenir du morne « abreuvoir » de la Hofbrau et d’un flic gigantesque lui bouchant la vue de la Pinacothèque. Il découvre une société dominée par l’argent, où « les Herr Professor et Herr Doctor ne sont plus rien ; ils gagnent moins que nous. ». L’Allemagne est ravagée par le chômage, les dettes auxquelles s’ajoutent les dommages de guerre irréalistes exigés par les vainqueurs. La vie quotidienne tourne autour du cours des devises et du taux de change. Dekobra accuse le chancelier Joseph Wirth de danser « le shimmy de la Banqueroute sur la planche à monnaie. » Avec la dégringolade du mark le valuta devient un sport national. Et Chas voit des enfants échanger des liasses de billets au pied de la statue de Bismarck. Un couple de grands bourgeois se plaint de la dureté des temps, en posant devant sa collection de Manet, Monet, Degas et Cézanne… Avec Dekobra, Chas explore les bars de nuit et les cabarets de Charlottenburg. Une jeune femme danse entre les tables, nue mais coiffée d’un lourd casque de tranchée. Il existe une Allemagne qui s’amuse, fréquente les restaurants et les bars de luxe, tel la Scala et sa salle au décor cubiste, où d’anciens officiers, en col raide et cravate, s’interrogent : « Que devenir sans une guerre de revanche ? Garçons de café ou portiers ? »
Si les ouvriers sont retournés dans les usines, ce n’est donc plus pour soutenir l’effort de guerre, explique Chas en un dessin, mais permettre à quelques-uns de continuer à profiter de leurs privilèges. Le contraste entre la misère de la rue et le luxe des grands restaurants le frappe.
A Munich, il voit un manchot, le visage creusé de cicatrices, passer entre les tables pour offrir des boîtes d’allumettes. Il se trouve face à un officier démobilisé, aux joues balafrées lors de duels d’étudiants. Se penchant vers Dekobra, Chas ricane : « Celles de l’officier sont tout de même plus élégantes. » L’incident lui inspire un dessin féroce où l’officier ne cache pas son dégoût face au mutilé de guerre. La technique mise en œuvre tout au long de ces dessins est intéressante. Chas assemble des visages, qu’il a vus dans la rue, et les juxtapose dans un décor suggéré par quelques détails. Plus son trait se simplifie plus il gagne en expressivité. Tout ce qui est inutile est supprimé. On voit apparaître les bases des albums qu’il consacrera aux grandes capitales de son temps. On peut aussi supposer que cette randonnée à travers l’Allemagne en compagnie de Dekobra lui a suggéré ce qui sera au cœur de sa conception de l’illustration et qu’il expliquera à un journaliste de Marianne : « J’aimerais faire de grands voyages et en rapporter mes images personnelles qui pourraient figurer en regard de celles qu’un de mes écrivains préférés évoquerait avec sa plume, sans que nous nous occupions l’un de l’autre. » La dernière illustration montre l’intérieur d’un bordel de Francfort-sur-le-Main, où une putain marchande avec son client avec au premier plan un coussin patriotiquement brodé aux couleurs du Vaterland. La prostitution a-t-on pourtant expliqué à l’artiste n’est pas tolérée en Allemagne. La même hypocrisie règne de part et d’autre de la frontière. On veut bien utiliser les prostitués à condition qu’elles ne se montrent pas. Chas fixe sur le papier cette ruelle sinistre de Cologne, où les filles attendent le client, dans leurs petites boutiques, sous la surveillance d’un policier majestueux, qui foudroie le dessinateur du regard. Cologne est alors occupée par les troupes britanniques et un panneau indique que les lieux sont « Out of bonds to all allied troops. » Ce qui n’empêche pas Chas d’y croiser des soldats anglais. L’Allemagne est alors à l’avant-garde des études sur la sexualité. Dekobra visite l’Institut de sciences sexuelles du docteur Magnus Hirschfeld ouvert en 1919 sur le Tiergarden. Ce médecin juif lutte pour la dépénalisation de l’avortement et de l’homosexualité. Ses livres et archives seront brûlés par les Nazis en 1933. Il mourra en exil, à Nice, deux ans plus tard. Si Dekobra moque les travaux de Hirschfeld, Chas dessine, sans se frapper, le Noël d’une famille homoparentale. On fume le cigare avec un verre de cognac et les enfants ouvrent leurs cadeaux, comme dans toute autre famille allemande. Seul détail curieux, la grand-mère, au piano, joue… La Marseillaise. L’humeur de Chas est beaucoup plus féroce pour une famille aussi nombreuse que hétérosexuelle, qu’il accompagne de cette légende cruelle : « Les Allemands produisent, produisent, sacrifiant la qualité à la quantité. » D’autres dessins…. |