Les filles de la rue.
L’Inflation sentimentale, de Pierre Mac Orlan, La Renaissance du Livre, 1923.A l’origine de ce livre, un des meilleurs de Chas, on trouve l’enthousiasme de Mac Orlan pour les dessins de Georges Grosz. Francis Carco raconte comment le romancier rebattait les oreilles de ses amis avec les louanges de l’artiste allemand, dont les dessins commençaient à être diffusés à Paris :
Chas, reprenant la manière expressionniste dont il avait déjà usé ici et là, bat Georges Grosz sur son propre terrain. Ses moyens et sa vision sont beaucoup plus larges que celles de l’Allemand. Comme l’explique le peintre Adolf Hallman :
Chas réalise 21 hors texte, qui prennent de grandes libertés avec les poèmes en prose de Mac Orlan. A vrai dire, l’illustration s’affranchit ici presque totalement du texte. Lorsque le romancier évoque la révolution en Allemagne, Chas, lui, transpose les Spartakistes à Paris. Un matelot, en bonnet à pompon rouge, et la putain callipyge qu’il enlace, piétinent les cadavres d’un bourgeois serrant encore son emprunt de la Défense nationale à 5% et d’un général que la foule a déshabillé et castré. Des enfants contemplent la scène avec curiosité. Une adolescente se met du rouge à lèvres. Il y a des drapeaux rouges, des mitrailleuses en batterie, des voitures réquisitionnées, des pendus aux réverbères, et une tension érotique certaine. Chas décrit, à travers ses dessins, un monde gouverné par la luxure. De la naissance à la mort, l’homme n’a qu’une idée : se réfugier entre les cuisses des femmes. Aussi laid, ventripotent, ridicule soit-il, jamais il ne doute de son pouvoir de séduction. Voyez ce robuste barbu, dans un décor atroce, qui a gardé chaussettes et fixe-chaussettes, et s’imagine que sa compagne se pâme véritablement dans ses bras. Toute l’ironie de Chas est dans l’œil rieur de la fille. Le pessimisme de l’artiste est manifeste: le monde est un gigantesque bordel. Le mâle de l’espèce hésite entre le grotesque et l’ignoble. Ses rêveries érotiques prennent une tournure parfois inquiétante. Et Chas les épingle sur la page blanche comme des papillons sur des bouchons. Ainsi ce bon père de famille qui, émoustillé par la lecture des faits-divers, lorgne sa fille qui se couche, tandis que son épouse dort.
Et que dire de cet honorable bourgeois, Légion d’honneur en évidence, déshabille des yeux deux écolières croisées dans la rue et leur emboîte le pas?
Le dessinateur n’épargne pas sa cible favorite, la famille bourgeoise et sa Sainte Trinité : le père, le fils et la mère. Papa, décoré comme il se doit, contemple la croupe en mouvement de la bonne qui cire le parquet. Sa femme desséchée et son fils ingrat ont beau le surveiller de près, il imagine déjà quelque amour ancillaire. Si dans ses fantasmes l’homme s’imagine conquérant, tel ce lycéen rêvant des putains qui l’attendent, confronté à la femme en chair et en os , il déchante. Et le jeune homme, face à sa première putain, semble plus qu’embarrassé, et sans doute déçu de la différence entre son fantasme et la réalité. Mais qu’importe! Une synthèse cruelle décrit la réalité de l’amour vénal: le décor et les accessoires de l’amour vénal : la pompe à lavement, le bidet, les gémissements de rigueur, et… entre les cuisses de la fille un billet de 100 francs.
On sent le critique Pierre Mornand un peu désarçonné par cette bacchanale :
Seul moment d’apaisement, les filles d’un bordel tuent le temps en attendant la venue des clients. Certaines lisent, d’autres dansent, d’autres se maquillent. La mère maquerelle enlace sa favorite. Une fille rêve à l’avenir qu’elle vient de voir dans les cartes. La sympathie de l’artiste va à la petite putain rêveuse; aux jeunes femmes et à leur grâce; aux jolies ouvrières qui sortent de l’atelier de couture. Et peut-être même à la prostituée qui déleste délicatement son client répugnant de son portefeuille…
En 2006, la galerie J.-C. Bellier met en vente « 22 dessins aquarellés qui illustrent le texte de Mac Orlan, L’inflation sentimentale« . Le galeriste ajoute : « L’ensemble des aquarelles fut soigneusement conservé dans un album, récemment redécouvert. » Ces dessins semblent avoir été préservés par l’éditeur Henri Jonquières, ami de Chas Laborde. On a en effet retrouvé dans ses archives une étiquette marquée « 21 dessins originaux de Chas Laborde ayant servi à illustrer L’Inflation sentimentale de Pierre Mac Orlan ». Pour une raison qui nous échappe, le catalogue attribue à ces dessins des titres différents de ceux que leur donne Chas Laborde. Ainsi, « Farniente », qui montre un bordel aux heures creuses, devient « Le Harem »; « La Fantaisie », où l’on voit un bourgeois saisi de rêveries érotiques en contemplant sa femme de ménage au travail, devient « Encaustique ». Ce sont ces dessins, réduits, qui sont reproduits dans le livre (par cliché typographique ?). Mais il existe aussi une série de dessins originaux préparatoires, à l’encre et l’aquarelle, qui sont assez différents des dessins retenus dans le livre. L’Inflation sentimentale est tiré à 140 exemplaires; 5 exemplaires sur vieux japon (1-5); 15 exemplaires sur Japon impérial (6-20); 120 exemplaires sur Hollande Van Gelder (21-40). Il existe aussi des exemplaires hors-commerce, non numérotés comme celui de Henri Jonquières, dédicacé par Mac Orlan et contenant les planches aquarellées de la main de Chas Laborde; ou cet exemplaire contenant les illustrations avant la mise en couleurs. Chaque exemplaire contient deux couvertures l’une portant la date de 1923, l’autre celle de 1922.
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