La fille du boulevard Berthier.
L’Ingénue libertine, de Colette, Henri Jonquières, 1922.Henri Jonquières dirige au 21, rue Visconti, une librairie aussi exiguë qu’étroite. « Le bureau de mon ami », se souvient Mac Orlan, « ressemblait à un placard d’opéra-comique. On pouvait y tenir deux. Le plus souvent il était occupé par sept ou huit personnes. Il y avait Pascin, Laborde, Ben Sussan, Oberlé et Dignimont, qui se faisait appeler Dig, sans doute pour tenir moins de place. » Aidé par son beau-frère, l’éditeur Georges Crès, Jonquières crée les Éditions Henri Jonquières et Cie en 1922. C’est sans doute à Saint –Cyr-sur-Morin, chez Pierre Mac Orlan, que Chas Laborde rencontre Jonquières. Les deux hommes découvrent qu’ils sont tous les deux nés en Argentine, à Buenos-Aires. en 1895. Ils se lient aussitôt d’amitié. Et, comme ils ont la même taille et la même stature, Chas prendra l’habitude d’envoyer son éditeur essayer et acheter ses costumes à sa place. Henri Jonquières est de ceux qui défendent une démocratisation du beau livre. En 1922, il lance la collection Les Beaux Romans. Deux titres sont déjà prévus, Mademoiselle Dax, jeune fille de Claude Farrère et L’Ensorcelée de Jules Barbey d’Aurevilly. Ils sont, comme le veut la doxa bibliophile, illustrés de bois assez classiques de L. Schultz et G. Pastré. Mais Jonquières veut s’associer avec des artistes modernes. Il offre donc à Chas d’illustrer le troisième volume prévu, L’Ingénue libertine de Colette, précisant qu’il ne s’agit que d’un début. Dès que sa maison d’édition aura les reins assez solides, il lui confiera la série des Claudine. L’Ingénue libertine est, en 1909, le premier roman composé par Colette seule. Il raboute deux textes Minne et Les Égarements de Minne, les derniers cosignés avec Willy. On y suit Minne, une adolescente rêveuse, qui s’ennuie auprès de sa mère, boulevard Berthier, dans une routine bourgeoise ponctuée par les visites dominicales de l’oncle Paul, jaune et fripé, et de son fils Antoine, sanglé dans sa livrée noire à boutons dorés de collégien. Minne rêve des exploits de Casque d’Or et de sergents de ville assassinés. Elle voudrait devenir la Reine des apaches « avec un ruban rouge et un revolver. » Après cette première partie qui met en garde les fillettes contre les dangers que l’on court à aborder les vieux messieurs dans la rue, on suit Minne grandie et mariée à Antoine dans sa quête du plaisir. Elle finit par le trouver – la morale est sauve – dans les bras de son époux lors d’une nuit d’amour à Monte Carlo où Antoine se métamorphose en un faune barbu dont le corps exhale une odeur « d’ambre et de bois brûlé ». Tout est bien qui finit bien. Chas se met au travail à l’été, alors qu’il est en vacances à Anneville-sur-Mer, en compagnie de Jonquières, Pierre Falké, Billard et d’autres amis. Quand il ne lit pas crayon en main, le roman de Colette, Chas se promène, la veste sur l’épaule à la manière des paysans basques , sort en mer avec les pêcheurs, nage ou organise des parties de pelote. Et puis il mène la vie dure à ses amis. Chaque matin, Falké s’inquiète : « Qu’est-ce que tu as trouvé aujourd’hui pour nous emmerder ? » C’est sur la plage qu’il trouve sa Minne, une fillette au nez fin entre de longs cheveux blonds. Revenu à Paris, rue des Saules, il exécute en trois jours les trente-cinq dessins rehaussés à l’aquarelle que lui a demandés Jonquières. « Je dessine vite », explique-t-il, « car je suis paresseux. » Confronté à un texte parfois laborieux et démodé, Chas choisit de laisser de côté les épisodes graveleux et de se concentrer sur le personnage de Minne. On devine qu’il préfère de beaucoup la jeune fille à l’épouse, dont il dédaigne d’illustrer les frasques. Chas s’attendrit sur Minne malade dans son lit et la dessine nue dans sa baignoire avec beaucoup de pudeur. Son crayon lui donne une grâce fragile, enfantine et touchante. La beauté de l’adolescente est par essence éphémère et Chas la contemple en retenant son souffle. Son dessin, réduit à un trait, évite tout effet. Il cherche une sorte de pureté et de simplicité, qui, à ses yeux, sont celles de Minne. Il s’amuse à jouer des motifs d’un carrelage, d’un papier peint ou d’un tapis pour créer des effets décoratifs presque abstraits. La couleur intervient de façon non naturaliste. Chas se contente d’une palette réduite. Utilisant une ou deux couleurs par dessin. Quelque fois il s’agit d’un à-plat gris, rose ou beige. Ailleurs il pose quelques touches de vert ou de jaune. Une façon de redonner un peu de jeunesse au livre, d’y faire entrer un grand coup d’air frais et de soleil. Et puis il glisse quelques saynètes des rues parisiennes et du monde flottant : les fortifs, où les mauvais garçons et leurs petites amies viennent s’étendre sur l’herbe ; des prostituées contemplent le déguisement de Minne ; le boulevard de l’Opéra ; un couple sur un banc public en plein été ; les patineurs du Palais des Glaces. La finesse du trait de Chas et la délicatesse de ses aquarelles, qui, selon Colette, » tiennent dans le creux de la main, dans le coin de l’œil », assurent que le dessin reste léger et n’écrase pas le texte. Chas réinvente et modernise l’art de la miniature. Jonquières a fait le choix de placer les illustrations en tête de chaque chapitre. « La page », rappelle-t-il, « est une construction géométrique, qu’on le veuille ou non. Il faut donc adopter des solutions simples et surtout sobres. » Chas ajoute de beaux portraits des trois protagonistes de la première partie : Minne qui fixe le lecteur (et l’artiste) droit dans les yeux ; Antoine le collégien « un bel homme qui couve dans la peau d’un vilain potache » et le Frisé, le voyou ténébreux et fantasmé dont rêve Minne. Colette se déclare fort satisfaite de ce travail : « Par delà les corps couchés, les femmes accolées qu’il peignit, il y a toujours un paysage, fût-ce celui d’une chambre close ou d’une salle de bistrot. Dans ces paysages d’intérieur le trait délié de Chas Laborde attire l’œil sur une pendule Napoléon III, un rideau obèse, compte les fleurs du papier de tenture, entrebâille une fenêtre sur un bec de gaz. » Et Gus Bofa salue, dans Le Crapouillot, ce qu’il considère comme une réussite majeure : « Aucun de ses trente quelques trente dessins n’est épisodique. Les petites histoires galantes de Minne ne l’intéressent pas. Il suit de chapitre en chapitre, la figure de cette petite fille précoce et naïve, aventureuse et sans perversité, qu’il a esquissée dès le début et en note les états successifs avec une sobriété, une élégance et une intelligence qui font de ces croquis, rehaussés de taches vives, comme un pastiche du texte de Colette. (…) C’est un exemple rare d’une illustration capable de se rendre utile au texte qu’il accompagne et à un texte qui, mieux que tout autre, pouvait se passer d’aide. » L’Ingénue libertine est tiré à 1180 exemplaires; 50 sur Japon impérial (1-50); 30 sur Hollande Van Gelder (51-80); 1100 sur Vélin de Rives (81-1180). Achevé d’imprimer le 10 décembre 1922. |